Juillet 1994 / Le Peuch de Fontanges
Nous marchions sur la route qui relie le bourg de Fontanges à celui du Fau par le versant nord de la vallée de l’Aspre, toute ruisselante de brumes après l’orage. Cette route commence son périple par une longue pente abrupte, que l’on nomme ici la côte rouge, et qui après maintes contorsions en lacets serrés à travers la montagne, finit par se hisser sur la ligne de crête. Fine comme une couleuvre, elle serpente à travers la lande déserte couverte de bruyères, se fond dans l’ombre des haies de chênes, ressurgit dans la lumière des genêts et de l’été en fleurs. De cette hauteur, la vue plonge sur les versants opposés, couverts de vastes étendues de forêts et de pâturages. Là paissent ces bovidés de la fameuse race de Salers, que l’on a accoutumé de décrire comme portant « belle robe couleur acajou et cornes en forme de lyre ». Dans l’immobilité de l’éloignement, ces aumailles semblent parfois à s’y méprendre des rochers bruns saillant dans les estives. Cette route, jadis un chemin de terre pour carrioles et muletiers, dessert quelques hameaux et écarts très isolés répondant aux toponymes pittoresques de Chaumont, Ribouzou, Le Vernet, Vieilleresse, la Croze, Beauclair, Lajarrige, Lestiradie, le Meynial.
Entre le Meynial et le Fau, la route épouse la forme d’un coude étroit où veille en surplomb de la vallée, comme la proue d’un navire en haute mer, un vieux calvaire de pierre grise surmonté d’un golgotha en réseau de ferronnerie ; plus loin, un panneau portant l’inscription « Le Peuch », nous désigne un chemin descendant sur la droite. Nous poursuivons alors dans cette direction. Le chemin longe de belles prairies de pâture sous l’ombrage épais des frondaisons de chênes et de frênes et nous mène à l’orée d’un hameau silencieux et sans âge, aux vieilles maisons appesanties de pierres sombres. J’aperçois à ma droite un chemin de terre disparaître dans l’obscurité humide d’un couvert forestier. Juché sur un promontoire entre des prairies pentues et des escarpements boisés, le groupe d’antiques masures semble enraciné là depuis des siècles, dans le substrat inamovible de roche et de terre noire. Les lieux semblent engourdis dans la rémanence d’un cours immuable, aux sources de la matière primitive et du temps. Nul bruit dissonant, nulle rumeur ou cacophonie de notre société intrusive n’en troublent la grande quiétude. Seules quelques croisées entrouvertes, un parasol, des chaises dans un jardin, des paniers dans un verger, une bicyclette posée contre le tronc d’un tilleul, épais et noueux comme celui d’un baobab, trahissent discrètement une présence humaine invisible. Tout semble paisiblement endormi depuis si longtemps comme dans un rêve.
Je considère alors qu’il y a presque deux cents ans, mon ancêtre Jean, le migrant, l’exilé, suivit ce chemin où je marchais, pour le parcourir dans le sens inverse et quitter son petit village perdu pour n’y jamais revenir. Je pensais que ce moment avait nécessairement une signification de rencontre à travers le temps, comme à travers un miroir de moi-même et que j’étais parvenu en ce lieu précis de l’univers clore le récit d’une aventure intime et d’une destinée.
J’observais attentivement tout ce qui m’entourait, avec le respect dû aux lieux sacrés, presque sans un mot, curieux de chaque détail. Mon regard s’attardait avec un intérêt ethnologique sur l’aspect d’une charpente rustique que porta la main antique de l’homme, admirait les proportions héroïques d’un soubassement cyclopéen, scrutait les vieilles marques inscrites dans une poterne dégondée, admirait les écailles massives de lauze, délitées et taillées jadis dans la masse, faisant sur les toitures comme des carapaces formidables de monstres de légende. Je me plaisais à imaginer l’ancienne fonction, à envisager l’identité de chaque vestige, de chaque forme de hasard: une ferrure oubliée dans le creux d’un mur, un outil sans nom mangé de rouille qu’adouba jadis le chant de l’enclume, un dallage affaissé, la margelle usée d’un vieil abreuvoir, l’herbe ruisselante, l’ancien sentier des chèvres, le râtelier déboîté et la mangeoire vide, où scintillent encore quelques cheveux de prairie, une niche comblée, un linteau effondré sous la ronce, quêtant dans ce chuchotement d’ombre et de lumière les voix enfouies du passé, pressentant dans la moindre senteur exaltée de la terre, le moindre frôlement susurré sous le vent, une évocation frissonnante de l’âme ancienne.
Obéissant à un caractère de solidarité propre à l’habitat de montagne, les bâtisses étaient pour ainsi dire blotties les unes contre les autres, desservies par un réseau de sentiers étroits où tant de générations ont passé.
Cette particularité de l’habitat groupé se rencontre habituellement en Haute Auvergne, où les hommes ont à se prémunir collectivement contre les rigueurs du climat, et contre la neige abondante, balayée par l’écir, qui entravait jadis les communications pendant de longs mois.
En principe, pour suffire à son autarcie, chaque hameau, chaque village de la région disposait de son four à pain, dont j’ai pu apercevoir des spécimens à Restivalgues, au Puybasset et à Boudou, notamment. De plus, l’abondance des sources minérales pourvoyait largement ces communautés rurales en eau courante, d’une pureté sans égale, prodiguant à l’homme ces vertus de force et de santé aujourd’hui tant convoitées.
Imaginerait-on que ces lieux splendidement calmes et paisibles à la belle saison, si esseulés et oubliés du monde sous le linceul de l’hiver, bruissaient jadis de l’activité permanente d’une population jeune et pléthorique, employée par les travaux de la terre et de l’élevage, et par de nombreux métiers d’artisans campagnols et de journaliers.
Nous déambulions silencieusement lorsque j’aperçus une manse en ruine, avec une porte d’entrée surélevée au-dessus d’un escalier éboulé. Je pensais : peut-être était-ce là la maison de Jean ?
Toiture de lauze |
Honorius / Les Portes de Janus (1999)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.