dimanche 9 février 2020

LA MONTAGNE SACREE (7) La faux

C’est dans la vallée de l’Aspre que j’ai vu les travaux de la fauchaison se pratiquer à la force antique du bras, c’est-à-dire, à la faux, ce vénérable outil ancestral. Cette technique rudimentaire, généralement disparue de maintes contrées, est restée apparemment usitée par les dernières générations de vieux paysans, dans une région où le sol accidenté et abrupt rend parfois impossible ou très périlleux le passage des engins mécanisés. 
Partout ailleurs où la machine ne peut pénétrer, la terre est laissée à la pâture du dernier bétail que l'on peut y acheminer. Et quand celui-ci ne pourra plus s'y maintenir sous la poussée des buissons et des genêts, sous le couvert épais des fougères, la terre sera abandonnée à la lente progression des forêts. Les derniers faucheurs sont aujourd'hui une exception, ils pourraient même passer comme une curiosité à l'heure des politiques de concentration et de productivisme.
A Restivalgues et à Beauclair, j’ai donc vu des hommes, des survivants du passé, faucher manuellement ces arpents de prairie dans l’herbe haute jusqu’aux genoux, sous le soleil ardent de juillet. Les mouvements réguliers de l’outil scandaient cette sorte de chuintement de la lame mordant goulûment dans le lourd fouillis végétal, profus et capiteux. Il en provenait à peine une respiration striant obstinément la calme amplitude de l’espace, faite de ces mille bruissements perpétuels de l’air et de l’eau courante. 
Il y a comme une sorte d'héroïsme désespéré à rester ainsi les derniers à combattre l'entêtement de la nature, à prétendre être encore plus entêtés qu'elle. Sur la terre qui les a vus naître, qui les a longtemps "accablés de ses grâces", comme disait Giono, ils seront aussi les derniers, brisés de fatigue,  à lui témoigner leur reconnaissance. 
Dans les montagnes sacrées où chantent les racines du ciel et de la terre, où frissonne l'âme primitive du monde, coulent les sources profondes et courent les prairies sans fin. Il est un sentier, dit-on, menant là-haut, au royaume de la vie éternelle.

Honorius/ Les Portes de Janus/ 1999

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