Juillet 2015. Retour à Salers le dimanche 26 juillet. Installation chez Vantal, excellente chambre d’hôte au lieu du Moriol, route du Puy Mary, dans l’écrin verdoyant où nicha pendant plusieurs siècles l’ancien bailliage de Haute-Auvergne.
Repas du soir à l’auberge de la Diligence, rue du Beffroi, chez Marc Willot, où nous avons pris nos habitudes depuis plus de vingt ans. Ambiance chaleureuse d’ancienne auberge du bon vieux temps, le long de sa rue pavée d’allure médiévale, très achalandée car sans doute la meilleure recommandation. La pièce principale est encadrée de rayonnages en bois verni où sont empilées quantités de bouteilles de vins et liqueurs, pots de confitures, et autres boîtes et bocaux de spécialités régionales.
Une fois n’est pas coutume, sous sommes cette année particulièrement exaspérés par la présence bruyante de tablées entières de chiards geignards accompagnés de leurs parents à peine moins turbulents poussant des rires hystériques et déchirant l’air de vociférations. C’est à un point insupportable. Tous ces gens-là, sortis de je ne sais quel camping à populo, accaparent qui plus est la totalité du service. Et puis les allées et venues entre les tables de cette foule de mouflets qui a toujours besoin de se rendre aux gogueneaux, ajoutent encore au chaos ! Le repas expédié, nous fuyons en courant le brouhaha. Nous nous sommes fait prendre par deux fois à ce jeu-là.
Il ne faut décidément pas venir dans ces lieux pittoresques à la haute saison. Les criailleries de la marmaille et le boucan des adultes sont un vrai traquenard qui nous gâche le plaisir. Nous reviendrons, comme nous en avons déjà eu l’occasion, aux mois de mai ou juin ou bien en septembre, loin des hurlements des barbares. Là, dans l’atmosphère de rêverie vespérale, nous pouvons apprécier le temps sacré qui passe et la conversation détendue du patron. Mais passons muscade…
Dimanche soir, feu d’artifice tiré des vieux remparts de la cité. Le public est regroupé dans une grande prairie à vaches le long de la route de Mauriac. Spectacle grandiose qui semble presque à la démesure de cette modeste bourgade, qui ne survit plus que grâce aux vestiges prestigieux de son ancien rang.
Lundi, départ à pied à partir du hameau de La Roche, à St Projet de Salers. Temps nuageux, air frais. Nous grimpons à travers les fougères pour éviter un troupeau carillonnant. Parvenus au sommet du plateau, nous laissons d’un côté l’éperon rocheux où culmine la croix des vachers à 1200 mètres, dans une belle perspective sur la vallée de la Bertrande, pour nous engager à l’ombre d’une futaie de sapins. Nous suivons une piste forestière en pente douce qui ne tarde pas à devenir plus ardue. A mi-chemin de notre ascension, nous atteignons une ouverture de la forêt en lisière d’une estive, au-dessus de la vacherie du Colombier, d’où la vue plonge sur les grandes prairies pentues de la vallée de Bonnaves. Nous poursuivons à travers la forêt silencieuse. Le chemin est bordé de tapis d’airelles et de framboisiers sauvages dont les baies éclosent à travers le tamis de lumière. Mais voici que Jocelyne commence à se plaindre de la fatigue de l’ascension et du mal aux talons que lui causent ses chaussures neuves achetées la veille à Salers, ayant bien entendu oublié ses bonnes chaussures montantes et confortables à St Romain, le matin de notre départ. En général, ce genre de jérémiades commence à s’élever au moment où j’ai pris moi-même un bon rythme de croisière et où je me sens au mieux de ma condition physique. Cela résonne déjà comme le signal de la retraite anticipée au cœur de mes meilleurs élans de motivation. Je sais que ce signal redouté peut et qu’il va finir par se manifester à tout moment, frustrant le cours de ma jubilation. Heureusement que Clémence est restée à Salers, j’aurais eu deux plaignantes sur les bras au même moment. Je parviens tout de même à négocier une poursuite mesurée de notre progression, par la promesse d’une prochaine arrivée dans la splendeur des estives d’altitude. La route est pourtant longue et je m’inquiète du moindre signe de reddition de Jocelyne, tachant de ménager ses efforts en multipliant les haltes, en partant plus avant en éclaireur, pour revenir avec de bonnes assurances de la fin prochaine du calvaire.
Je sens qu'elle n’en peut plus. Cependant j’aperçois avec certitude la forêt s’éclaircir au dernier détour du chemin, de cette clarté caractéristique d’une ouverture vers un espace immense de lumière. Mon intuition est la bonne et j’exhorte Jocelyne à accomplir les cent derniers pas vers sa délivrance. Devant nous enfin, dans une vision vertigineuse, s’élèvent les grandes prairies sauvages d’un autre monde qui commence, minéral et absolu, le monde des sommets et des crêtes, où errent les bouquetins et frissonnent sous le vent du large des tapis de fleurs rares, étranges et multicolores. Cette arrivée en vue de ce qui aurait dû constituer la deuxième grande étape de notre ascension marque la fin de notre périple de ce jour. Jocelyne a fourni le maximum de son énergie. Gravir environ 250 mètres de dénivelé, entre le hameau de La Roche, situé à 1100 mètres d’altitude et notre point d’arrivée à environ 1350 mètres d’altitude, au pied du Puy Chavaroche qui culmine à 1739 mètres, voilà qui représente un louable et bel effort.
Nous passons la soirée chez nos amis Céline et Stéphane, qui depuis plusieurs mois, ont investi une grande et vieille maison de pierre en cours de rénovation, située au sommet du coquet hameau de Prallat à St-Projet-de-Salers. Sur le linteau de la porte d’entrée l’on voit gravée la date de 1806.
La maison, de constitution rustique et robuste à l’image de ceux qui la bâtirent jadis, est entourée d’un jardin vert et frais, où prospère un fouillis de potager plantureux bordé d’une haie touffue, et de quelques arbres fruitiers généreux, aux belles ramures luisantes, qui donneront l’automne prochain des offrandes de noix , poires ou pommes, dont Stéphane a déjà su tirer les premiers pichets de cidre. Puis une étendue de pré sauvage grimpe dans un sous-bois pentu de hautes futaies, frênes et sapins, dont les cimes festonnent les saillies rocheuses qui surplombent la vallée de la Bertrande, où nous nous trouvons, comme de vieilles ruines majestueuses. Les échos du ruisseau impétueux qui dévale en contre-bas le fond des prairies, à l’ombre des vernes, frissonnent dans l’air crépusculaire. Avec quel délice nous goûtons la paix de cette charmante solitude, ornée dans le lointain de cette belle petite musique des troupeaux.
Nous sommes attablés dans la grande pièce commune. Les viandes ont été grillées dans l’âtre de l’immense cantou dont le manteau offre assez d’espace pour abriter plusieurs personnes assises près du feu. Les murs de la bâtisse sont d’une épaisseur impressionnante, au moins un mètre à vue de nez. A l’étage, la charpente en bois de chêne noir séculaire déploie son armature savante et robuste, entraits rehaussés, poinçons, arbalétriers, aisseliers, blochets, comme l’immense carcasse retournée d’un navire. Sur le linteau d’une porte était encore visible il y a quelques mois avant travaux, l’ancienne inscription suivante : « Antoine Lagriffol 1845 ». Qui que tu fusses, Antoine, le propriétaire des lieux, ou bien Antoine le brassier ou le domestique de la maisonnée, Antoine, le simple, qui nous précéda ici-bas, nous te saluons à travers l’espace de l’oubli et du temps.
Nous rentrons fort tard dans la nuit à Salers. Le trajet à travers la campagne noire et déserte, sur ces routes en lacets bordées de ravins et d’escarpements, semble long à ceux qui tombent de fatigue.
Le lendemain mardi, c’est la consternation : Jocelyne souffre à ce point des talons qu’elle ne pourra pas prendre part à la grande excursion prévue ce jour. J’invite Clémence, qui loge dans sa coquette chambre particulière, à m’accompagner. Elle tente un instant, en balbutiant, de s’extraire de son lit, mais retombe aussitôt pesamment sous ses oreillers. Je prends alors mon parti. J’irai donc seul, laissant mes chères femme et fille à leurs vacations de villageoises pour cette journée.
Le temps est exposé au courant variable, les lourds nuages matinaux moutonnent dans le ciel contre les cuirasses étincelantes du soleil. Je pressens une assez belle journée pour partir en montagne.
Je rassemble mes affaires, chandail, coupe-vent, couvre-chef, carte, et, muni pour seul viatique d’un quignon de pain et d’une outre d’eau, à la manière d’un spartiate, je me jette dans l’aventure.
Je parviens enfin au lieu de La Peyre del Cros, au sommet de la vallée de St Projet de Salers. C’est un hameau verdoyant aux belles maisons de pierre et de lauze, éloigné de tout, aux confins du « Bois Noir ».
Je laisse ma « charrette » sous les arbres et entame mon périple.
Je m’engage dans un chemin creux bordé de haies de noisetiers qui serpente en pente douce à l’ouest du hameau que je laisse rapidement derrière moi. Quelle paix, quelle sérénité ! Aucune trace de l’indignité humaine qui partout dénature la beauté du monde, partout autour de moi le grand, le sublime calme. J’entends déjà le murmure des ruisseaux, formés depuis les glacis du Puy Chavaroche, et qui rejoignent à La Peyre del Cros le réseau versant de la Bertrande.
J’arrive à la hauteur de trois bâtiments de pierre au lieu-dit les « Gros-Jean », trois anciennes granges encore bien conservées, perchées sur des proéminences, relativement espacées l’une de l’autre, et qui jadis formaient sans doute le domaine d’une vacherie. Le chemin s’arrête ici, où s’ouvre une perspective immense vers les sommets.
Je traverse une prairie en direction des premières grandes futaies dont les masses noires couvrent le paysage. En arrière plan, en surplomb, se profile la ligne nue des crêtes qui constituent mon objectif.
Je tente de suivre un vague sentier qui me conduit bientôt à couvert. Je pénètre alors dans l’univers farouche de la sylve, au parcours erratique et cahoteux, et dont la pénombre mystérieuse vous incite instinctivement à rester aux aguets.
Je marche au jugé, droit devant moi, me guidant au bruissement du ruisseau qui a pour nom « le Rauffet », qui s’écoule à ma droite à travers bois. Je l’aperçois par endroits scintiller allègrement comme de l’argent liquide dans de sombres et secrètes anfractuosités. Il se transforme bientôt en torrent puis s’exaspère en fracas de cascades contre d’énormes roches cyclopéennes où s’agrippent les trompes noueuses d’énormes fûts de hêtres et de frênes. Je tente d’approcher la berge qui gémit et mousse en contre-bas, mais dois m’arrêter au bord d’un haut talus dangereusement abrupt où j’aurais tôt fait de m’esquinter à vouloir pousser plus avant. Ce genre de cascade se nomme en ancien langage vernaculaire «une pissa ». Le terme est trivialement suggestif, mais il cache bien son jeu à désigner ainsi une telle splendeur naturelle. Je ne me lasse pas de contempler cette beauté de la Création. Je pourrais me croire transporté dans une région sauvage de Virginie ou du Canada, où le sentiment de solitude procure comme une délicieuse sensation de vertige.
Je dois poursuivre ma progression à travers bois, marchant sur un tapis de feuilles épais et moelleux formé par la chute de tant d’automnes successifs. La pente se raidit peu à peu et le chandail sous le sac à dos commence à me donner des chaleurs. J’entends distinctement le tintement des clarines provenant de troupeaux disséminés plus loin sur les hauteurs. Je constate qu’ils ont marqué le sol de la forêt de leur passage. A suivre leurs traces encore fraîches et le son diffus de leur musique je serai conforté dans le bon cap. Je les suppose assez proches et je redoute très confusément de me retrouver soudain le nez contre le mufle d’un taureau, dont je troublerai à mes dépens la quiétude.
J’atteins bientôt une lisière où j’empaume un chemin envahi de hautes herbes trempées de rosée. Le soleil tape et la sueur ruisselle de mon front sous le chapeau de toile huilée plus idoine pour me prévenir de la pluie. Les crêtes d’Amblaud et de Chavaroche, émergeant du moutonnement de la cime forestière, se rapprochent insensiblement dans mon champ de vision, mais la route semble encore longue.
Sur le versant d’une grande prairie à ma droite se dresse toute solitaire une bâtisse que j’identifie comme le buron du Rauffet, rénové il y a quelques années par l’amour de naturels pour leur terre et leur patrimoine. Je reste admiratif à l’idée de la force et de l’art qu’il fallut jadis pour réunir en ces lieux inaccessibles la matière nécessaire à l’érection de tels édifices. Ce buron sert de gîte d’étape pour les rares randonneurs qui s’aventurent dans la solitude absolue de cette contrée et de refuge pour les plus improbables égarés de l’hiver. C’est pourtant ce qui advint à notre ami Stéphane, de Prallat, enfant du pays qui connaît chaque sente, chaque ru, chaque combe, chaque promontoire tressant le réseau de ce grandiose paysage.
Une année, au mois de janvier, Stéphane descendait avec un compagnon de marche les pentes enneigées du Puy Chavaroche. Le temps clair laissa très rapidement la place à un brouillard épais venu de la vallée de la Bertrande, avançant sur les hauteurs comme un mur d’avalanche. Soudain, tous les repères habituels s’estompèrent. Le brouillard aveuglait la progression des marcheurs et leur occultait dangereusement les reliefs du terrain. Une corniche, un escarpement, une dépression, risquaient à tout moment de les précipiter à chaque pas. Un froid intense les saisit avec le crépuscule. Leur situation devenait critique. Stéphane parvint à se guider au bruit du torrent qui dévale le cirque d’Emblaud et poursuit sa course à La Peyre del Cros, mais qui présente l’avantage de passer à mi-chemin sous le buron du Rauffet. Ils suivirent le cap et trouvèrent enfin refuge, comme deux naufragés, dans le vieux bâtiment d’ermite, où, perclus, transis, ils purent passer la nuit près d’une bonne flambée.
Ma marche me conduit au cœur d’une nouvelle forêt plantée de hautes sapinières majestueuses. J’avance dans la pénombre, entre les sombres rangées de fûts, où flamboient de longues épées de lumière. Le terrain est de plus en plus pentu et mes pas s’enfoncent sur un tapis moelleux d’épines, de bois mort et de terre noire. Je me guide au son des clarines que j’entends s’amplifier là-haut dans la région des prairies célestes.
Je parviens à une piste forestière, qui serpente devant moi comme une trace encore inoffensive de la présence utilitaire de l’homme dans ces vastes solitudes, et qui me conduit bientôt à l’orée des herbages. Croirez-vous que je sois bientôt au terme de mon épreuve ? Non point. Celle-ci en vérité ne fait que commencer. Nous n’en étions encore qu’à l’amuse-bouche. Car voici que s’ouvre à mon regard, la vertigineuse perspective des estives, un océan vert roulant vers des crêtes étincelantes, qu’une illusion d’optique pourrait me faire croire voguant à quelques encablures, mais dont la silhouette semblera indéfiniment inaccessible pendant la longue durée de l’ascension.
Me voici au cœur du cirque d’Amblaud. Je m’avance résolument sur l’immense pente où glisse l’ombre emballée des nuages. Le sol est assez cahoteux, formé de mottes d’herbes ravinées par les ruissellements et le piétinement du bétail. Stéphane nomme ces mottes des « têtes d’auvergnat » (l’expression me plaît), véritable défi pour les chevilles et qui se compliquent par endroits en fondrière. J’avise bientôt assez loin devant moi la présence d’un troupeau dont les sonnailles m’annonçaient depuis longtemps la présence. Il y a toujours un ou deux taureaux dans un troupeau à l’estive. Le principe d’une sage précaution m’incite à le contourner à distance respectueuse. J’oblique donc sur le côté gauche ; la pente s’accentue perpendiculairement et se hérisse d’un fouillis de genêts qui entrave ma progression. Les « têtes d’auvergnats » sont toujours aussi vivaces et me font zigzaguer dans l’herbe comme un funambule. Il faut parfois s’arrêter pour souffler. La-haut, comme prévu, la ligne de crête ne s’est pas rapprochée d’un pouce. Sa masse formidable m’exalte et m’impressionne comme la statue d’un Titan. J’entends le murmure de l’eau qui partout autour de moi glisse et bruisse dans la prairie, gronde dans les combes ombragées, prolonge en contre-bas ses échos fracassés dans la profondeur des forêts noires.
Je dépasse enfin le troupeau et redresse ma trajectoire. Je parviens aux ruines désolées d’un buron hérissé d’un bouquet d’arbres sauvages et envahi de broussaille, un de ces fantômes d’une antique présence humaine qui jalonnent l’immensité de la montagne. Depuis le Moyen-Âge en effet, après en avoir défriché peu à peu les sombres sommets, des générations d’hommes séjournèrent dans cette solitude pendant la saison pastorale, du mois de mai jusqu’aux premiers frimas d’octobre. Il furent sans doute de cette engeance rude et robuste des origines, les héritiers synchrétiques de l’ancienne race des chasseurs magdaléniens, du vieux fonds touranien de l’ère mégalithique et de l’âme celtique du Bronze et de la Thène.
Je ne sais s’ils furent jamais habités, même fugitivement, de ce sentiment esthétique qui me transporte à la vue de cette nature majestueuse, ou bien s’il devait la craindre et la subir comme une épreuve et une fatalité de chaque jour. Sans doute les deux à la fois.
Je contourne le périmètre du buron dont les murs épais de grosses roches volcaniques sont complètement affaissés. On devine encore le pas d’entrée, quelques éléments d’architecture chancelants, jambages, linteaux, tandis que la toiture de lauze depuis longtemps effondrée forme en son milieu un mamelon de matériaux informes recouvert de terre, d’orties et de ronces.
J’aperçois soudain à quelques mètres des ruines un taurillon, le train en l’air, occupé à boire dans un creux d’eau de source. Il détourne la tête dans ma direction. Je calcule instinctivement ma capacité de repli dans le cas où, par un de ces coups de sang propres à sa nature impétueuse, il me prendrait pour une quintaine à pourfendre. Nenni, le paisible animal me perçoit comme un élément inoffensif du paysage. Je passe donc mon chemin.
La marche commence à être physiquement éprouvante, la pente est forte, les muscles des jambes se dolentent, le souffle devient fort et court. Près d’un massif de bruyère, j’observe un bouquet de fleurs d’un rose très pâle, aux tiges tubulaires fragiles comme de la gelée. Serait-ce une espèce d’edelweiss ? je m’agenouille et caresse délicatement les petites têtes pétalées, avec tout le respect dû à la beauté rare. Il y a tellement de crétins qui auraient piétiné sans y prendre garde ce prodige pudique de la nature et qui piétinent chaque jour dans le monde ce qu’ils sont incapables d’admirer.
Je sens bientôt l’air devenir plus vif. Le ciel, qu’irradiaient tout à l’heure de grands éclats de soleil, s’est encombré de nuées épaisses emplissant l’espace d’une lueur presque laiteuse. J’enfile mon coupe-vent. Il est 15h25. je marche depuis presque trois heures, et la crête d’Emblaud semble encore hors d’atteinte. Elle se dresse pourtant devant moi, toujours plus formidable dans son austère masse minérale. J’en distingue les anfractuosités rocheuses, ces nids d’aigles où gambadent les matins d’été des couples improbables de chamois.
Je marche d’un pas lent et assuré le long des gouffres d’ombre et des fleuves de lumière. Je marche encore et toujours comme un exalté, comme un pénitent, bravant les regards impassibles de la montagne.
Je fais une halte près d’une source que je vois jaillir au milieu des herbes à une dernière encablure de la ligne de crête. Là, adossé à un cippe basaltique, j’écoute avec délectation son petit murmure reposant de dryade qui me berce et me chatouille l’oreille. Cette eau miraculeuse, issue des entrailles de la roche, viendra féconder les vallées verdoyantes, abreuver au loin le monde des vivants, élèvera des forêts majestueuses et, ajoutées à des milliers d’autres, créera la beauté de la Dordogne et les vagues de l’Océan.
Je plonge mes mains dans le bassin translucide et glacé et m’asperge abondamment le visage offert au prisme de mille chatoiements. C’est un rite naturel auquel je sacrifie, comme un baptême sauvage, un rapport chamanique avec le principe des origines. Je veux croire que cette eau a un pouvoir magique, une vertu consacrée par le mythe d’un dragon ou d’une sorcière, et qu’elle me rendra pour un peu immortel et invincible.
Je touche bientôt au but. Encore quelques dizaines de mètres, et au prix d’un suprême effort, porté par un superbe élan de motivation, je me hisse enfin sur l’échine du monstre terrestre. J’y suis ! Mon Dieu quel fierté et quel bonheur ! Le vent balaye la crête comme le pont d’un navire en haute mer. J’ai ma victoire, le vent me happe et j’ouvre ma poitrine à la force de ce souffle épique
Il n’y a pas à dire, je suis saisi d’un éblouissement : La vue s’ouvre circulairement à l’infini sur un spectacle dantesque. D’un côté, à l’Ouest, les vallées de l’Aspre et de la Bertrande dont les sillons brumeux se perdent au-delà de l’étendue du Bois Noir ; et de l’autre, la vallée du Mars qui plonge en à-pic, couverte des immenses forêts domaniales du Falgoux ; et loin au Sud-Est, le célèbre Puy Mary, étincelant au soleil comme une grande pyramide naturelle. L’œuvre millénaire du Temps, a sculpté ici la nature en chaos géologique, grandiose et exaltant. Comme dirait Jules Verne, le monde qui s’offre ici à mon regard est « d’un aspect sublime ».
Juché sur ce promontoire culminant à plus de 1600 mètres, chevauchant les nuages, je savoure un long moment l’ivresse de mon triomphe. L’agitation des hommes semble un rêve lointain qui ne me concerne plus et mon esprit apaisé livre toutes ses rancoeurs au fleuve calme et puissant de l’humilité.
Ô fleuve vertueux, qui efface les souillures et emporte au loin les cadavres !
Honorius/Les Portes de Janus/2015
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.