Juillet 2010. Retour dans les montagnes d’Auvergne, le grand calme, la pleine paix et les élans vers la pureté du cœur.
Nous logeons dans un oustal aux murs rustiques et sombres, dans le hameau du Peuch, sur les hauteurs de Fontanges, près du Fau. Tout semble receler l'âme d'une présence stoïque, la pesanteur indicible d'une antiquité farouchement enracinée, la permanence brute et primordiale des choses: la roche massive des masures, la frondaison tutélaire des arbres, les souches noueuses affleurant sur les talus des sentiers, les sons, l'eau ruisselante, le silence même. Rien ne semble avoir dépéri de la matière originelle depuis les temps où ce vieux « villaige del Puech » était mentionné par les tabellions et scribes paroissiaux de Fontanges. Il s’agissait alors d’un village relevant pour la justice de la seigneurie de Beauclair, dont le château se dressait dès le treizième siècle plus en aval sur un éperon rocheux dominant la vallée de l’Aspre. Toute une vie de laboureurs, de brassiers, de journaliers, de bouviers, de maréchaux, de forgerons et de manants, comme l’on disait alors, devait jadis animer ce genre de petite communauté villageoise, dont il ne reste aujourd’hui que de vagues souvenirs rapportés par d’anciennes chroniques d’anthropologie régionale. Aujourd’hui nous y trouvons, perchées au milieu de grandes prairies pentues et d’escarpements boisés, une dizaine d’habitations traditionnellement construites en pierre volcanique, quelques dépendances où l’on devine de vieilles remises, resserres, celliers, étables, porcheries ou bergeries désaffectées sommeillant près des courtils ombragés.
Dans la partie basse du hameau, à la hauteur des dernières maisons qui surplombent la vallée dans une très belle vue panoramique, un petit chemin creux file à gauche en pente douce à travers un bosquet touffu jusqu’à la lisière de grands pâturages abrupts.
On y passait jadis avec des charrettes à bœufs ; mais aujourd’hui, les éboulements épars du mur de soutènement, érigé sans doute depuis des siècles, entravent de ses énormes pierres noires et moussues toute velléité de circulation mécanique.
Ce chemin, qui n’a plus que l’allure d’un sentier empêtré de touffes d’orties, de surgeons de houx, de frênes et de noisetiers, se termine au pied d’une clôture bringuebalante de fil barbelé, aux piquets fichés entre deux talus de pierres.
Passé l’obstacle, j’arrive près d’une grange valétudinaire aux ouvertures barricadées de volets disloqués et vermoulus, qui dresse sa masse silencieuse dans l’ombre des grands arbres.
La longue toiture aiguë, dont les bords plongent très bas jusqu’à mi-hauteur d’homme, est recouverte de grandes plaques de tôle rouillée venues remplacer, il y a quarante ou cinquante ans, les traditionnelles lauzes sombres dont on voit encore des tas empilés à l’abandon le long des murs du bâtiment. Certaines subsistent encore, placées en rangées branlantes sur les bordures du toit, comme un ultime témoignage de son antique parure.
Hélas, des décennies de ruissellement sont parvenues à creuser des failles, imbibant le mortier poussiéreux des murs, délitant l’impassible ordonnancement des pierres, et laissant apparaître par endroits ces inquiétantes cavités ténébreuses qui sont les prémices fatidiques d’une ruine irréversible.
La bâtisse se trouve placée en lisière de bosquet, au sommet d’une vaste étendue pastorale courant jusqu’aux roches escarpées au-dessus la vallée où gronde le roulement diffus des sources et des chutes.
Le piétinement des troupeaux marque le sol tout autour de la vieille masure. Dispersés dans les grands pacages, ils viennent à certaines heures du jour et du soir boire à la fontaine susurrante qui déverse son eau fraîche et claire dans un abreuvoir que j’aperçois adossé contre un talus pierreux dans l’ombre des frondaisons.
Je parviens à l’entrée de la grange à travers un entrelac de branches mortes obstruant le passage. Le linteau de pierre sombre encadre l’entrée barrée par les deux battants disjoints de la vieille porte cloutée. J’y aperçois nettement au centre les chiffres formant une date que je caresse de l’index pour m’assurer de leur forme. Le linteau est daté de 1768.
M’extirpant des branchages, je contourne ensuite le bâtiment et je remarque la présence d’une deuxième bâtisse située légèrement en contre-bas de la précédente sur une ligne perpendiculaire. Celle-ci présente les mêmes caractéristiques que la première, entourée d’un muret de pierres amoncelées entre de grands arbres touffus.
A en juger par la forêt d’orties qui se dresse de manière uniforme sur le sol noir et bourbeux, nul humain ne semble avoir posé le pied à l’entrée de cette masure depuis de longues saisons. Je bataille avec ma canne pour me frayer un passage à travers les hautes tiges urticantes. Parvenu sur le seuil que condamnent là-aussi les deux battants branlants de la porte, j’examine le linteau de pierre grise où m’apparaît encore distinctement la date de 1739.
Comment ne pas doucement frissonner à l’idée que les siècles passent comme des jours, et que, selon la formule consacrée jadis dans les testaments, « il n’est rien de plus certain en ce monde que la mort et de plus incertain que l’heure d’ycelle » ? Je reste assurément songeur face aux marques de cette lointaine présence humaine et le sentiment de la solitude sauvage qui m’environne amplifie la profondeur de ma rêverie.
Quelle était donc l’existence de ces êtres humains, nos prédécesseurs d’ici-bas, qui, dans un monde semé d’épreuves accablantes et de fatalités, portèrent le poids de tant d’espérance, de labeurs et de peines par les seules vertus de leur ténacité ?
Laissant là mon inspection archéologique, je m’avance dans la grande prairie inondée de lumière. Bercé par la brise des hauteurs, je contemple la nature resplendir sous le généreux soleil d’été.
Venu du ciel d’une immensité pure, de l’ombre épaisse des futaies qui recouvrent le flanc des montagnes, de l’écho brisé des torrents, un long frémissement semble parcourir l’espace sauvage, sublimer toutes les résonances qui en composent la silencieuse harmonie.
Des aubes lumineuses aux brumes humides du soir, il fait corps avec le mystère du monde et se nourrit sans cesse de sa propre nostalgie: c’est lui que l’on entend, comme un vague susurrement d’espoir et de regret, … le souffle éternel du Temps…
Honorius/Les portes de Janus
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