lundi 10 février 2020

LA MONTAGNE SACREE (8) Restivalgues

J’écoutais cet autre paysan de Restivalgues me parler de l’art traditionnel du fauchage. Dans le coffre ouvert de sa camionnette, trônait une petite enclume, ustensile indispensable pour marteler et redresser le fil de la lame malmené par les aspérités du sol. A sa ceinture pendait un petit fourreau rigide de la forme d’une sorte de cône, rempli aux deux tiers d’eau, où trempait une pierre à aiguiser, d’aspect allongé, arrondi aux extrémités. 
Le faucheur m’expliquait que cette pierre, de couleur presque noire, provenait de Lombardie d’un colporteur italien, qu’il s’en servait depuis quarante ans, et que rien ne pouvait la remplacer tant sa matière était merveilleusement adaptée au service de l’aiguisage. Je pris entre mes mains cette pierre qu’il me montra, sombre et luisante, et lisse au toucher, extrêmement dense et dure comme du granit poli, telle qu’il n’en existe plus aujourd’hui pour cet usage, sinon dans les secrets des anciens paysans, dans les vieilles terres de tradition.
Cette pierre semblait receler je ne sais quel principe respectable, presque sacré, attaché au geste pourvoyeur de l’existence primitive. 
Nous logions dans ce hameau de Restivalgues, à proximité de la gracieuse et fraîche petite rivière de l’Aspre bordée de vernes, dans un meublé indépendant situé au premier étage de la maison des propriétaires. Le bâtiment d’habitation était attenant à une masure des plus miséreuses servant à la fois de porcherie et de bergerie : pierres déjointées, toit de tôle rouillée (indication probable d’un ancien toit de chaume), cour fangeuse bordée d’un muret délabré où trônait une auge des plus pittoresques, d’aspect outrancièrement moyen-âgeux, faite d’un énorme tronc d’arbre évidé. 
Deux sœurs célibataires habitant le hameau vaquaient quotidiennement aux occupations de cette bâtisse et aux soins d’un jardin potager près d’une source et de quelques parcelles de pâture. Qu’on s’imagine deux vieilles femmes sèches et hirsutes aux allures de sorcières farouches et taciturnes. Leur demeure avait encore l’allure d’une pauvre chaumière borgne et valétudinaire, dont je n’ai jamais pu rien apercevoir de l’intérieur que le pas béant d’obscurité. 
Chaque matin, elles venaient nourrir leurs deux porcs et ouvrir à une bande de chèvres qu’elles laissaient filer dans la montagne par les sentes surplombant Restivalgues. Les bêtes connaissaient leur chemin, et le soir, après une longue escapade en plein air, sur les pentes abruptes couvertes de bon herbage parmi les aspérités rocailleuses, tout ce petit monde tintinabulant redescendait docilement à la bergerie sur les appels aigus des deux femmes : Veni, Veni, Veni !!. Celles-ci s’exprimaient habituellement dans un patois local aux intonations occitanes et dont la rudesse, à l’image du terroir environnant, ajoutait à leur aspect insolite. Je m’avisais que cet idiome était sans doute celui que pratiquaient mes ancêtres et que, bien que bougrement incompréhensible à mon oreille, il devait être secrètement familier à une part enfouie de moi-même. 
Ces deux femmes endurantes à la tâche semblaient incarner la permanence d’un monde rural non plus agonisant mais bel et bien disparu, un monde aux caractères physiques inchangés pendant des siècles, lié aux cycles lunaires, voué aux douleurs de tous les enfantements, un monde de labeur âpre et exténuant, que seul pouvait atténuer le réseau des anciennes solidarités charnelles. L’humanité avait sur cette terre endurcie un visage : la passion de l’éternité dans une nature sublime. 


Honorius/ Les Portes de Janus /1999

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