mercredi 5 février 2020

LA MONTAGNE SACREE (1) L'origine

Mon père se plaisait souvent à évoquer ses origines auvergnates, des origines farouchement terriennes, auxquelles il semblait davantage attaché, à fort juste titre, qu’à toute autre futile prétention. 
L’histoire de notre famille, qui, comme disait Montaigne, « a coulé sans éclat et sans tumulte », plonge en effet ses racines dans le cœur du Cantal, ce pays des anciens Arvernes, aux montagnes sauvages et mystérieuses, où la rudesse de l’existence rendait jadis les hommes forts comme le roc, solides comme le chêne, d’une veine dont on tirait assurément les intrépides et les braves. 
Mon père se prénommait Jean, fils d’Emile, fils d’Henri,  tous trois nés à Lyon, comme moi. Le père d’Henri, qui s’appelait Jean Delpeux, teinturier à Lyon, né en 1832 à Loire sur Rhône, (Rhône) était l’aïeul le plus lointain dont notre famille avait directement conservé la mémoire. 
Je n’ai aperçu de lui qu’un souvenir furtif, une photographie aujourd’hui perdue datant de 1903. C’était alors un homme âgé de 71 ans, à la tête ronde et chauve, l’air affable et portant de grosses moustaches blanches. Nous considérions traditionnellement ce Jean Delpeux comme le premier ascendant auvergnat de notre lignée. Or, je découvris par la suite que la qualité d’auvergnat ne pouvait valablement s’appliquer qu’au père de ce dernier, prénommé Antoine, né en 1798 au hameau du Peuch sur les hauteurs de Fontanges, cordonnier de son état, décédé en 1837 à Lyon, à l’hospice de l’Antiquaille. Celui-ci, fort jeune, migra avec son père, autre Jean Delpeux (ou Delpeuch), lui aussi cordonnier, né en 1773 à Boudou, hameau de montagne dans la paroisse de Saint-Projet, près de Fontanges, lequel, veuf par deux fois, quitta vers l’année 1805 sa province natale pour s’installer dans la région lyonnaise, à Heyrieux, aux portes du Dauphiné. Ce bond dans le passé n’est encore rien lorsqu’on apprendra que ce Jean était fils de Pierre, né à Boudou en 1725, lui aussi cordonnier de son état et signalé disparu après 1783, fils de Jean, laboureur né à Boudou en 1690, fils d’autre Jean, né vers 1665 à la Roche, près du Bois Noir à Saint Projet, fils de Guérin dit Gaydi, né à la Roche vers 1630, fils de Guyot, laboureur et métayer né à la Roche vers 1600, fils de Jean, né à la Roche vers 1570, fils de Guyot dit Rochou, né à la Roche vers 1540, fils d’autre Guyot dit Rochou, demeurant à La Roche et ainsi de suite, pourrait-on dire, jusqu’à nos ancêtres les Gaulois, des Celtes venus des forêts de la Germanie, jusqu’à même ces peuples lointains du Néolithique, qui, des marches de la Dordogne ou du Quercy, vinrent peu à peu coloniser les hauteurs. 

Ce tableau des origines n’a pas pour seule vocation d’être encadré en peinture pour agrémenter un cabinet d’estampes. Il vaut surtout pour la mise en perspective ontologique de notre présence éphémère au monde, la perception de l’humilité de notre condition terrestre. Il résume à la fois l’illusion de notre conscience périssable, le néant de l’individu emporté dans l’écoulement universel et, comme l’enseignait déjà l’antique philosophie à l’usage des rois, la vanité des passions humaines et de leurs ambitions misérables. 
Et puis, cette chaîne d’êtres ayant jadis vécu, espéré et souffert ici-bas, livre comme un écho lointain et intime de nous-mêmes, et comme l’océan de Baudelaire, offre un miroir fascinant où nous contemplons notre âme. Elle justifie dans son inaltérable et obscure continuité le principe de notre existence et le fondement de notre identité. Qu’importe leur état, qu’ils fussent laboureurs ou bourgeois, nobles de chevalerie, de cloche ou de robe, journaliers, gueux ou marchands, ils furent tout cela à la fois dans une destinée commune et quittèrent la scène par le même chemin. 
Lao-Tseu, dans « Le livre de la voie et de la vertu », évoquait la nostalgie de l’origine face à l’agitation des hommes : « Retourner à son origine, c’est retrouver le repos. Le repos, c’est le retour dans sa demeure véritable. C’est renouer avec son destin". 
Cette sentence s’est trouvée avoir une profonde résonance de vérité dans l’expérience que j’eus moi-même de ce retour à l’origine, lors de mes différents séjours dans les hautes terres ancestrales. Car on remonte à ses origines comme on gravit la montagne sacrée, par le chemin de l’humilité. Ad augusta per angusta.

Les Portes de Janus / décembre 2002


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