25 juillet 2004. Nous nous sommes une fois encore arrêtés à Restivalgues, au creux de ce havre verdoyant où Clémence fit ses premiers pas.
Ce hameau, niché entre les deux versants de la vallée de l’Aspre, porte assurément bien son nom, qui sonne d’un air indicible de nostalgie, comme une clarine dans les estives : « Restivalgues, reste dans ta vallée ! ».
Quelque chose en moi a sans doute reconnu la vieille hospitalité de ces paysages ancestraux, les sommets étincelants de prairies et de bruyères, les pentes escarpées où s’étranglent, sous l’épaisse frondaison des vernes, les ruisseaux chantants de l’Aspre et de la Bertrande.
Dans cet univers de roche et d’eaux vives, comme trempé d’une pureté sauvage et ascétique, tout évoque naturellement l’idée de l’origine et de l’énergie primitive, le mystère de la vie naissante. Le chaos des ères géologiques, qui marqua le relief tourmenté de son empreinte formidable, mêle son souvenir aux fantômes de l’antique présence de l’homme.
Je parcours des chemins tortueux, des sentiers ardus jusqu’à des hauteurs panoramiques, en pensant au proverbe de Salomon : « Pour le sage, le sentier de la vie mène en haut ».
Mes excursions au cœur de ces espaces flamboyants, parmi l’eau glouglotante et le carillonnement des troupeaux à l’estive, me conduisent jusqu’à de vieux hameaux perdus, tout courbatus sous leurs lourdes toitures de lauzes.
Sombres et frustes comme le temps qui semble les avoir figés, endurcis même dans leur physionomie première, ils enfouissent leurs racines épaisses et noueuses dans la roche millénaire : Le Puy Basset, Ribouzou, La Bastide, Le Fau (le hêtre), Le Peuch (la montagne), Beauclair, Boudou, Bonnaves (la bonne vallée), La Peyre del Cros (La pierre du creux), La Roche …
Certains d’entre eux furent déjà cités dans les chartes du treizième siècle, avec leurs châteaux forts depuis longtemps ruinés, comme ceux de Beauclair et de La Roche, érigés en nids d’aigles dans une magnifique vue plongeante sur les vallées de Fontanges et de Saint Projet de Salers.
Comment ne pas songer alors qu’ici, à La Roche, au pied de cet éperon dressé à 1200 m d’altitude, aux confins du Bois Noir, vécurent mes prédécesseurs il y a tant de siècles, de l’antique race des Rochou et des Gaucelh. La terre fut ici mêlée de leur sueur, fut le ferment de leur force, le récit de leur éternité.
Devant moi, comme un héritage sans prix, s’étend ce paysage suprême de paix et d’harmonie : les immenses prairies de Bonnaves où coulent les sources limpides de La Bertrande, les crêtes du col de Legal et la chaîne imposante des puys émergeant de la houle vert foncé de l’épais manteau de sapins et de hêtres.
Dans le hameau solitaire, je contemple les derniers témoins intimes d’une humanité révolue : Sous les chênes éployés au long cours des saisons, la roche grise et moussue des vieux murets, l’auge en basalte d’un abreuvoir où chante sans fin la sève de l’estive, les empierrements cahoteux à l’entrée des courtils oubliés, un anneau rouillé contre un mur disloqué, les marches éboulées d’un escalier ne menant plus nulle part, toutes ces formes, ces matières usées, affaissées, de présence immémoriale, qui avaient jadis le visage de la vie, livrées à l’insondable silence de l’abandon. Et cette odeur terreuse d’immortalité imprègne le front muet des choses immobiles, promène ses fantômes dans le songe stupéfié de l’oubli.
Face au respect sacré que m’inspire la poésie intouchable de ces vestiges, je ressens toute la mélancolie de la sentence biblique (Livre des Proverbes-Job) : « Ne déplace pas la borne ancienne que tes pères ont posée ! »
Porter la main sur ces emblèmes du temps serait comme attenter à la dignité d’une sépulture…
J’ai foulé la terre de mes ancêtres, comme en un lieu de pèlerinage, porté par un puissant désir de connaissance et d’apaisement face aux sourdes angoisses du monde.
J’y ai trouvé une réalité plus forte encore que celle du besoin d’assurance et d’identité : le suprême oubli de soi dans la contemplation des splendeurs de la nature.
Génération après génération, le temps sème les ruines et la désolation sur le destin éphémère de l’homme. Pourtant, c’est ce sentiment de solitude et de néant que je reçois ici comme une espèce de plénitude, car je sais désormais que la vie éternelle n’est qu’une vaine espérance, que la quête du passé ne peut conjurer le vide et le silence.
Aussi, chaque homme devrait pouvoir faire sienne la parole du Sage : Je ne désire rien du passé, je ne compte plus sur l’avenir, le présent me suffit ! ».
Honorius / Les portes de Janus/2004
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