mercredi 12 février 2020

LA MONTAGNE SACREE (13) Ave Maria

Le mercredi 15 août 2007 au soir, l’église de Fontanges accueillait, à l’occasion du 12ème festival itinérant de musique baroque d’Auvergne, deux musiciennes polonaises, de l’ensemble « mezza di voce », Marzena Buchwald, au clavecin, et Katerina Kowalska, soprano. 
Plusieurs lustres posés en appliques murales inondaient d’une vive lumière dorée l’allée de la nef et les chapelles latérales. Quelques projecteurs, ajoutés par la régie du spectacle, convergeaient leurs faisceaux devant l’autel ; là était placé un clavecin pour l’usage du concert, que la programmation présentait comme une réplique d’un modèle de 1646. 
Une centaine de personnes composaient l’assistance, venues de Fontanges, de Salers et de Saint Projet, principalement des estivants en villégiature dans les beaux séjours d’hôte que compte la région.
Le public festivalier est traditionnellement des plus agréables ; à la fois aimable, curieux, éclairé, patient et tolérant, sans esprit de chicane ni d’arrogance, il est toujours ouvert à la nouveauté et à l’expérimentation. 
Le temps imparti avant l’entrée des artistes laissait le loisir de promener le regard sous les voûtes ogivées de la nef, sur les boiseries sculptées de la chaire et du chœur, beaux ouvrages du 17ème siècle, les tableaux des retables, les statues de bois doré, les blasons des vitraux, et tous ces objets de liturgie ou de piété ornant les murs et l’espace. 
A gauche, au-dessus de la nef, le mur laisse apparaître une petite galerie à balustrade, sculptée en arc, avec une parfaite sobriété. On y accède par un escalier à vis situé dans une pièce attenante, sans doute la sacristie, dont la porte d’accès se dresse à l’angle du chœur et d’une des chapelles. 
C’est précisément par cette porte que les deux artistes firent leur entrée, saluées par les applaudissements d’usage : une petite blonde replète, les cheveux longs et bouffants, vêtue d’un pantalon noir et d’une veste damassée de velours brun, la claveciniste ; et une brune élancée, habillée d’une longue robe de crêpe noire pailletée d’or, la soprano. 
La particularité de cette dernière était une malvoyance très marquée, qui devait tenir un rôle tout-à-fait inattendu dans la mobilité de sa physionomie. Au lieu de figer son regard comme un corps inerte dans l’obscurité, cette infirmité provoquait des effets de minauderie tout-à-fait singuliers. 
Les deux artistes se fendirent d’une révérence, la petite blonde replète par une sorte de génuflexion poussive, le buste étayé par le bras en appui sur la cuisse ; tandis que la brune soprano, la plus gracile, campa une arabesque de ballerine, les jambes lestement fléchies en pointes, le buste gracieusement incliné, et les deux bras levés dans une amusante figure d’équilibre. 
Alors le concert débuta sous les premiers accents du clavecin qui s’élevèrent dans l’intimité de la petite église. Les mains de l’artiste parcouraient pour ainsi dire avec une fluidité admirable les touches de l’instrument, coulant leurs rinceaux de notes comme des perles sur une feutrine. 
Le programme faisait la part belle aux arias de Haendel, Bach, Mozart et Giordani. Quoi de plus insolite, de plus miraculeux que ces mélodies étincelantes élevant leurs échos dans ces confins austères du monde ! 
La soprano s’en donna à cœur joie, dans une merveilleuse prestation vocale, pleine de force, d’émotion et de sincérité. Son sourire de poupée mécanique, ses battements de paupières d’automate avaient quelque chose d’étonnant. A la fin de chaque pièce musicale, à la seconde précédant la salve d’applaudissements, juste à l’instant où la dernière note finit de vibrer dans l’air comme une onde de cristal, le visage de la jeune chanteuse s’illuminait d’un sourire extatique, comme touché par une sorte de grâce angélique, le regard papillonnant vers une vision indéfinissable, la tête dodelinant à la manière d’une coquette extravagante. 
Puis, sous le crépitement des applaudissements, les deux artistes saluaient une nouvelle fois l’assistance, la blonde replète par la même flexion compassée, la brune gracile par les mêmes pauses de ballerine, avec cette physionomie presque caricaturale de jubilation. 
Alors vint cet aria sacré de Giulio Caccini, cet extraordinaire « Ave Maria », qui était resté jusqu’à présent, je le confesse avec humilité, parfaitement inconnu de ma culture musicale, et que j’entendis pour la première fois dans cette solitude d’alpage. 
Y-a-t-il seulement des mots dans notre langage commun d’ici-bas pour dépeindre avec suffisamment de vérité l’éblouissement produit par cette mélodie poignante de beauté ? 
Toute l’intensité psychologique du drame humain se jouait dans l’expression de cette sublime imploration du cœur et de l’âme, grave comme la dignité d’une grande douleur, noble comme le désir éperdu de rédemption, magnifique comme l’espérance en la vie éternelle… 
Je restai fasciné par cette espèce de prodige de l’art, cloué sur mon banc d’église comme un bigot ahuri devant l’apparition subite de St François aux Champs, ou de Saint Crépin ravaudant les semelles du Christ. 
Le public tout entier ne s’y trompa pas, et ce fut une acclamation, un trop plein déversé de bonheur et de reconnaissance, tandis que ma fille Clémence, assise à mes côtés, se tourna vers moi en s’exclamant : « Mais papa, tu pleures ! ». 

Honorius/ Les Portes de Janus/ Août/septembre 2007)

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